Antithèse du binôme humain-automate à l’ère de la « révolution 4.0 »

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Par Machines Production Publié le  14/04/2020
Antithèse du binôme humain-automate à l’ère de la « révolution 4.0 »

Fort de plus de trente ans d’expérience professionnelle, notamment dans l’industrie aérospatiale, Jean-Michel Schulz, professeur de management technique et industriel ainsi que responsable de la filière ingénierie et gestion industrielles de la Haute école d’ingénierie et de gestion du canton de Vaud (Suisse) livre ici une tribune originale sur l’optimisation du couple Homme-machine, et met en garde contre certaines dérives sémantiques et pratiques de l’industrie 4.0.

En embuscade, surfant sur la vague de la « révolution 4.0 » et sous couvert d’une fausse modernité, quelques-uns des pires réflexes du taylorisme refont surface. Certains sophistes1 de l’automation sont persuadés que l’Homme est à l’origine de toutes les défaillances techniques et économiques, et souhaitent à nouveau, le robotiser. Ils oublient un peu vite que c’est ce même Homme, par son intelligence, sa créativité, son adaptabilité, son interactivité, sa conscience et ses émotions, qui est à l’origine de l’Humanité et de son développement.
Ces questions ne sont pas nouvelles dans le secteur de l’ingénierie. Elles se posaient déjà lors de mes études à Supaéro2, il y a plus de trente ans. Ou d’aucuns, virtuoses de la fonction de transfert et des commandes modales, brandissant les statistiques des accidents à causes humaines, préconisaient déjà l’avion sans pilote sur-le-champ. Le débat se haussait, lorsqu’on leur opposait le nombre d’incidents où les pilotes avaient évité un crash automatique de l’avion. Certes depuis, les calculateurs ont envahi les cockpits, magnifier les commandes de vols électriques, protéger le domaine de vol, en améliorant grandement la sécurité et la performance des aéronefs. Mais encore dans son dossier d’avril 20183, la très sérieuse et scientifique Académie de l’Air et de l’Espace, préconise de maintenir au moins jusqu’en 2050, au minimum un pilote à bord des avions.

Le potentiel de ces nouvelles technologies semble sans limites

Il ne s’agit pas d’engager ici un combat d’arrière-garde contre le numérique, l’automatisme ou encore la robotique, bien au contraire. De nombreux exemples, de solutions et d’améliorations de produits, de process, ou de services ont été réalisés ou sont encore à réaliser, comme le démontre les nombreux articles pertinents de ce magazine. Le potentiel de ces nouvelles technologies semble sans limites. L’aspect sociétal est lui aussi fortement présent en favorisant par exemple, les accès aux communications, à l’information et à la formation, transposant ainsi des fractures géographiques et sociales en une fracture numérique. Qui n’est ni plus juste, ni plus injuste, ni totalement dissociée de la différenciation économique précédente. Il est aujourd’hui possible de suivre par MOOC4 un cours du MIT5 depuis une ville reculée de n’importe lequel des pays sous-développés, pour autant d’être connecté. Ce qui constitue de formidables opportunités.

Nul doute que le pouvoir numérique existe

Alors, pourquoi vouloir absolument nommer « révolution » ce qui ne devrait être qu’une simple évolution technologique et un formidable progrès de société ? En effet, une révolution est définie comme « un changement brusque et violent dans le but de prendre le pouvoir et de le garder ». C’est bien autour de cette sémantique que s’articulent tous les abus ou les aberrations, qui risquent de mettre à mal l’équilibre social que nous avons développé depuis une quarantaine d’années dans nos entreprises. Voire même relancer, une sorte de lutte des classes que nous pensions définitivement disparue. Nul doute que le pouvoir numérique existe. Face au succès et la généralisation de l’informatique, certains informaticiens sont mêmes devenus autocratiques. Ce pouvoir, utilisé avec brutalité, approximation, entêtement et arrogance par certains cols blancs, pourrait rapidement exacerber quelques cols bleus nostalgiques de Peppone6. La question n’est pas seulement celle de l’emploi, mais plus généralement de la place et de la reconnaissance de l’Homme et de son travail. Pourquoi vouloir absolument appeler « intelligence artificielle », ce qui le plus souvent, ne sont jamais que des algorithmes, certes complexes, mais imaginés et rédigés par des humains ? Si ce n’est, une volonté délibérée et mortifère de vouloir humilier l’Homme, rabaisser son génie et ravaler son Histoire.

Un site de production n’est pas un laboratoire de tests

Qui n’a pas vu récemment dans une usine, un démonstrateur cobot7, palettiser maladroitement une sortie de ligne de fabrication et s’arrêter à la moindre variabilité. Là où n’importe quel automatisme d’une table X/Y, ou même un opérateur, seraient beaucoup plus productifs. Démonstration souvent très frustrante, quand des investissements classiques, beaucoup plus productifs, sont retardés ou même définitivement refusés, au profit d’une mode 4.0. Que dire de cette autre entreprise, qui après avoir acheté à chaque opérateur une tablette, remarquant que ces dernières servent le plus souvent à visionner des films, se décide enfin en collaboration avec ses employés, à redéfinir sa structure documentaire et transforme ainsi ce revers en réussite. Il ne s’agit pas de supprimer les showrooms ni de stigmatiser les cobots, mais un site de production n’est pas un laboratoire de tests et les opérateurs ne sont pas des pantins. La solution doit être immédiatement un minimum crédible. La sécurité, la qualité, la productivité, la fiabilité, le professionnalisme, l’excellence opérationnelle ne sont pas des valeurs à géométrie variable et nous avons mis du temps à les édifier dans nos usines. Dans ce type de projets transverses et pluridisciplinaires, une forte communication préalable avec les experts du poste de travail et une adaptation sur mesure aux exigences et à l’environnement du travail sont indispensables. De fait, il ne s’agit pas simplement de courir les salons à la recherche de solutions miracles. À la HEIG-VD8, nous avons développé avec les étudiants Adrien de Gottrau, Luis Rodrigues et Valmir Shabani, un système d’audit « Industrie 4.0 ». Cet audit, principalement destiné aux entreprises de production, s’appuie sur un questionnaire autour de six axes d’évaluation (IT et Logiciel ; Gestion des achats et des fournisseurs ; Production ; Client ; Conception et mise en place de la production ; Gestion). Le facteur humain est omniprésent dans le questionnaire, en intégrant par exemple : la pyramide des âges, les niveaux et types de formations et de formations continues, le turnover, le taux d’absentéisme, le bien-être au travail, le nombre d’adresses IP et d’adresses email, la reconnaissance et la formalisation des savoir-faire, la participation des opérateurs aux projets d’amélioration, la communication et les accès aux informations de l’entreprise, etc. En analysant, à la fois les besoins et pistes d’amélioration, et les ressources et opportunités de l’entreprise, il est possible de faire un diagnostic comparatif de la maturité 4.0 dans l’entreprise, et d’établir une réelle stratégie de développement, personnalisée, hiérarchisée, équilibrée, ingénieuse et productive.

Et si la catastrophe du Boeing 737 MAX était la conséquence d’une mauvaise attitude 4.0 ?

Mais la production n’est pas la seule application des principes du 4.0. Les produits se voient aussi greffer de multiples artifices numériques, souvent pour le meilleur, parfois pour le pire. Là encore, l’intégration Homme-machine et une validation préalable rigoureuse sont primordiales. Et si la catastrophe du Boeing 737 MAX9 n’était autre que la conséquence d’une mauvaise attitude 4.0 ? En effet, devant le succès de son concurrent l’Airbus A320, Boeing a voulu dans la précipitation adapter les performances de son B737. Pour se faire, il lui a fallu sans gros changement de la géométrie de l’avion, installer de nouveaux moteurs plus performants et d’un diamètre plus important. Ainsi configuré, des instabilités sont apparues dans le domaine des vols à basse vitesse et forte incidence, pouvant conduire au décrochage de l’avion. La solution de l’avionneur a donc consisté à mettre en place un système automatique pleine autorité, le MCAS10. Le système en lui-même n’est pas déficient et il aura fallu la défaillance d’une sonde de mesure d’incidence et l’absence de redondances suffisantes, pour le rendre défectible. La situation est rendue plus critique encore, par le manque d’une connaissance suffisante de ce système par les pilotes11. Ainsi, dans le cas des crashs du vol 610 de Lion Air12 et du vol 302 d’Ethiopian Airlines13, les pilotes ont dû littéralement se battre contre l’automatisme, en vain. A contrario dans le cas de l’accident du vol 9525 de la Germanwings14, un automatisme supplantant l’homme aurait été préférable15.

Laisser faire à l’Homme et aux automatismes ce que chacun peut faire le mieux

Dans un tout autre domaine, si on peut aisément envisager qu’un « robot » puisse lire les mammographies, plus vite et mieux qu’un radiologue16. Il est totalement inenvisageable de procéder à un traitement médical ou une opération chirurgicale, sans avoir recours préalablement à l’analyse et à un dialogue avec un médecin humain.
En conclusion, il faut laisser faire à l’Homme et aux automatismes ce que chacun peut faire le mieux. La compréhension du comportement humain et de son hétérogénéité est fondamentale pour définir le partage des rôles entre l’Homme et la machine, particulièrement à un moment ou les possibilités machines explosent. Elle donne lieu à l’étude des neurosciences en général et de la neuro-ergonomie en particulier. Les limitations de la machine se situent aujourd’hui, là où commence le besoin de « haut niveau d’intelligence », qui permettent entre autres de répondre à l’imprévu17, la conscience18 et l’intelligence émotionnelle19. L’automatisation augmente la performance du binôme humain-automate dans le cas de charge moyenne des opérateurs, mais la diminue dans le cas de charges faibles20 (paresse ou flânerie21) ou fortes (tunnelisation22). Il est à noter que l’atteinte des limitations mentales humaines, comme les problèmes liés à l’interface Homme-machine (par exemple le vol 148 d’Air Inter23), doivent être considérés en tant que défaut du système global et non comme des erreurs humaines. En d’autres termes, c’est à la machine de s’adapter à l’Homme, et non l’inverse.

1-Personne utilisant volontairement une argumentation à la logique fallacieuse.
2-En plus d’être toujours à la pointe dans le domaine des commandes multivariables des engins aérospatiaux, il existe aujourd’hui à l’ISAE-Supaéro
un excellent groupe de recherche en neuro-ergonomie et facteurs humains.
3-Dossier n°42 d’avril 2018 « Aviation plus automatique, interconnectée, à l’horizon 2050 », de l’AAE.
4-Massive Open Online Course : formation à distance sur internet.
5-Massachusetts Institute of Technology.
6-Caricature sympathique d’un leader communiste dans l’Italie des années 1950 (fiction humoristique Don Camillo).
7-Robots collaboratifs capables d’interagir avec les humains.
8-Haute École d’ingénierie et de gestion du canton de Vaud à Yverdon-les-Bains (Suisse).
9-Analyse provisoire dans la limite des connaissances actuelles, sur la base du rapport final du Bureau d’enquêtes accidents indonésien du 25 octobre 2019
et du rapport provisoire du Bureau d’enquêtes accidents éthiopien du 4 avril 2019. Enquêtes juridiques encore en cours.
10-Le Maneuvering Characteristics Augmentation System est un dispositif automatique du Boeing 737 MAX destiné à éviter le décrochage en pilotage manuel.
11-Le dispositif informatique MCAS ne figure pas dans le manuel de vol.
12-Le 29 octobre 2018, un Boeing 737 MAX 8 assurant le vol 610 de Lion Air, s’écrase 13 minutes après son décollage de Jakarta.
13-Le 10 mars 2019, un Boeing 737 MAX 8 assurant le vol 302 d’Ethiopian Airlines, s’écrase 6 minutes après son décollage de l’aéroport d’Addis-Abeda.
14-L’Airbus A320 du vol 9525 de la Germanwings s’est écrasé dans les Alpes du Sud françaises, le 24 mars 2015 à la suite d’un acte volontaire du copilote (suicide).
15-Par exemple de nouveaux modes de supervision ou de sauvegarde pour ramener l’avion dans des situations de vol sûres (pilotage automatique ou pilotage depuis le sol).
16-Les capacités des logiciels d’aide aux diagnostics sont découplées avec les technologies de « deep learning » et « machine learning » (État de l’art en Imagerie médicale, AFAB 2017).
17-L’exemple le plus courant est celui de l’Airbus A320 du vol 1549 d’US Airways, qui a amerri sur l’Hudson le 15 janvier 2009, après une double panne moteur, suite à une collision aviaire.
18-Par exemple, les réflexions sur les Systèmes d’Armes Létales Autonomes (SALA) dans le cadre de la Convention de l’ONU en août 2018.
19-Savoir maîtriser, comprendre et utiliser ses émotions et composer avec celle d’autres individus (concept psychologique de 1990 par Peter Salovey et John Mayer).
20-L’Homme n’est pas performant lorsqu’il doit superviser sur une longue durée un système fortement automatisé et très fiable.
21-Mot choisi spécifiquement en référence à la « flânerie systématique de l’ouvrier » de Frederick W. Taylor dans « la Direction des ateliers » (1907).
22-État psychique transitoire lors d’une forte charge mentale, où le stress isole l’individu et réduit quasi à néant sa capacité de raisonnement.
23-Le 20 janvier 1992, un Airbus A320 assurant le vol 148 d’Air Inter, s’écrase au mont Sainte-Odile suite à la confusion et à l’ambiguïté entre l’affichage de la pente et de la vitesse de descente.

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