Marché de la défense : pourquoi pas vous ?

Pour cette 30e édition de MP L’Emission, nous nous sommes intéressés au marché de la défense. La guerre est revenue aux portes de l’Europe. Et avec elle, un impératif : reconstruire une base industrielle de défense capable de produire vite, fiable, et en quantité. Mais derrière les grands noms de l’armement, ce sont des milliers de PME et d’ETI qui doivent désormais monter en cadence. Pour elles, de nombreuses questions se posent :

Comment entrer sur ce marché aux règles si particulières ?

Quelles sont les conditions à remplir ?

Où trouver les financements pour s’équiper, se sécuriser, et recruter ?

Et quels sont les risques si l’on se trompe ?

C’est à découvrir dans Machines Production L’Emission.

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Décryptage

Nous recevons comme invités deux experts :

Philippe Eudeline, président de NAE, Normandie AéroEspace, un réseau qui regroupe des acteurs de l’aéronautique, du spatial, de la défense et de la sécurité.

Jean-Marc Scolari, président de la section soudage-brasage-coupage d’Evolis, qui est l’organisation professionnelle des biens d’équipement pour l’industrie.

Sur notre plateau de Boulogne-Billancourt, ils évoquent :

– Les besoins du marché

– Les spécificités contractuelles du secteur

– Les précautions à prendre en matière de sécurité

– Les restrictions sur l’origine des équipements

– Les exigences de qualité des pièces produites

– Les enjeux du recrutement

– L’évolution de la perception du secteur de la défense

Le marché de la défense est redevenu un enjeu stratégique majeur pour la France. Décrivez-nous quels sont les besoins actuellement ?

Philippe Eudeline. Fabriquer les équipements dont nos forces ont besoin. Un certain nombre de produits sont déjà en fonction dans les forces que soit l’avion Rafale, les chars, les équipements de transport et de communication. Mais on s’est aperçu, au début de la guerre d’Ukraine, qu’on n’était pas capable de tenir une guerre de haute intensité parce qu’on a des équipements extrêmement sophistiqués, mais en petit nombre. Donc l’objectif à court terme, c’est d’augmenter nos capacités, en fabriquant les produits qui ont été développés ces dernières années.

C’est un secteur qui nécessite aussi du financement pour anticiper les commandes ?

P.E. Il faut en effet se préparer. Les ministres [économie et des Armées] ont organisé une réunion le 20 mars à Bercy pour mettre autour de la table tous les acteurs financiers, à la fois les financiers privés et publics, pour justement faire en sorte qu’on puisse financer ce qu’on appelle la BITD, la base industrielle de technologie de la défense qui comporte à peu près 4600 PME et ETI françaises. Il y a une demande très forte faite aux instituts financiers pour qu’ils accompagnent ces entreprises en leur donnant les moyens d’investir à la fois dans des équipements, à la fois dans des bâtiments et aussi pour recruter.

Par où commencer quand on veut se positionner sur ce secteur en tant que sous-traitants ?

P.E. Il faut bien savoir quelles sont les forces de l’entreprise, sur quels domaines technologiques elles vont pouvoir se positionner. Parce qu’en fait il y a très peu d’entreprises qui sont 100 % défense. Souvent elles travaillent pour d’autres domaines, que ce soit pour l’aéronautique, le nucléaire et il faut vraiment qu’elles sachent où elles sont les meilleures. Par ailleurs, elles doivent connaître le marché de la défense parce que c’est un marché complètement à part. Au sein de NAE, comme nous étions très focalisés dans l’aéronautique, nous avons dû travailler davantage dans le domaine de la défense, car ce sont de nouveaux acteurs. Les procédures ne sont pas les mêmes, les contractualisations sont complètement différentes. Donc il faut apprendre les processus qui gèrent ce domaine d’activité. Et donc pour une entreprise, cela peut prendre du temps. C’est la raison pour laquelle il ne faut pas qu’elle le fasse seule.

Quelles sont les conditions à remplir pour accéder au marché ?

P.E. Nous sommes sur des marchés, où l’excellence est de mise, alors les équipements doivent avoir une fiabilité fantastique à toute épreuve. Et donc pour ça, il faut que chaque pièce produite ait le bon niveau de qualité. Les entreprises doivent avoir avec un service qualité extrêmement fort, qui permet de vérifier à chaque étape de la production que la pièce a le bon niveau de qualité avant d’être livrée au client.

Quelles erreurs faut-il éviter ?

P.E. C’est penser que c’est facile et d’y aller tout seul, parce qu’il y a beaucoup de processus à connaître et il vaut mieux se faire accompagner par des personnes qui sont déjà passées par là, qui connaissent bien ce marché, elles leur feront gagner du temps.

Les entreprises doivent-elles faire attention à l’origine de leurs équipements ?

Jean-Marc Scolari. En effet, il y a des pays qui sont strictement proscrits, tels que la Russie, la Biélorussie, la Syrie, l’Iran, qui, de facto, ne pourront pas rentrer en ligne de compte et qui vont bloquer tout investissement dans ce domaine.

Et la Chine ?

J.-M. S. La Chine aujourd’hui n’est pas encore sur la liste officielle, mais potentiellement au regard des enjeux commerciaux et géopolitiques, il y a de fortes chances que cela le devienne. Toutefois, nous sommes sur quelque chose qui est extrêmement mouvant. C’est un sujet d’actualité sur lequel, chez Evolis, nous prenons garde et nous menons des études assez poussées, notamment sur les importations extra européennes.

Vos adhérents, qui sont des sous-traitants, sont-ils sensibles à la provenance de leurs équipements de production ?

P.E. Ils sont davantage sensibles à l’aspect cybersécurité. Nous sommes dans ce qu’on appelle l’industrie 4.0, une industrie extrêmement connectée où tous les pans de l’entreprise sont concernés, les achats par exemple. Tout se fait informatiquement entre les grands donneurs d’ordre et les PME. Donc c’est important. Mais les machines sont aussi connectées. Il y a de plus en plus de robots, de cobots dans les entreprises, des équipements vulnérables parce que si quelqu’un prend la main, de l’extérieur, et modifie les réglages des machines, on risque de fabriquer des pièces qui ne sont pas bonnes. Mais il existe un deuxième risque : que quelqu’un s’approprie les programmes de la machine et qui soit capable de reproduire des pièces extrêmement sensibles et extrêmement classifiées.

Comment protéger ces équipements de production ?

J.-M. S.  Il y a tout un corpus, de règles qui viennent régir effectivement le 4.0 dans le domaine industriel en particulier. On voit bien que les cahiers des charges qui nous parviennent sont autrement plus restrictifs que l’industrie 4.0 qu’on déploie par ailleurs dans les usines. La communication machine to machine, ce sont des éléments qui sont également déterminants, notamment lorsqu’on réfléchit à une montée en cadence incontournable quand on parle du marché de la défense.

 

Ce qui signifie qu’une entreprise ne doit pas être connectée à Internet quand elle produit des pièces sensibles pour la défense ?

P.E. Il faut vraiment qu’elle s’isole complètement. Si les pièces sont extrêmement sensibles, il y aura plusieurs conditions à remplir. Déjà, il faut faire valider les locaux par la DRSD, la Direction du renseignement et de la sécurité de la défense.

Même si on est un sous-traitant de rang deux ou trois ?

P.E. Oui. Si vous êtes sur une pièce extrêmement sensible, il faudra mettre aussi en place une zone ZRR, c’est-à-dire à accès restrictif, où seules quelques personnes pourront rentrer et travailler sur ces pièces-là, et éventuellement les habiliter “secret défense”. C’est quand même très rare. Mais effectivement, certains de nos membres travaillent sur des pièces extrêmement sensibles et sont soumis à toutes ces contraintes. Et ça va même un petit peu plus loin. Puisque malheureusement, nous sommes quand même en état de conflit, ce qu’on appelle un conflit hybride. Certes, les chars ne sont pas à nos portes, mais il y a des actes de malveillance qui ont été constatés sur un certain nombre d’industries. Il y a deux activités qui sont très ciblées. Le traitement de surface, un process qui utilise beaucoup de produits chimiques. Et ça s’enflamme très facilement.

Vous voulez dire de manière volontaire ?

P.E. Exactement. Car vous fragilisez toute la supply chain dans toute la chaîne de production française, juste en bloquant quelques entreprises. Et l’autre activité concerne les circuits imprimés qui intègrent les grands équipements de défense. Ces fournisseurs ont eu un certain nombre d’attaques et de feux dans leurs usines. D’où la nécessité pour les entreprises de se protéger aussi physiquement, c’est-à-dire de mettre des barrières, des caméras de sécurité, des sprinklers pour éviter les incendies. Mais cela nécessite des coûts supplémentaires pour elles, des coûts que les entreprises ne peuvent pas répercuter à leurs clients.

Donc, là aussi, il faut du financement, les aider de façon à ce qu’elles puissent s’équiper, être aux normes, donner confiance aux grands donneurs d’ordre pour qu’ensuite ils puissent travailler sur les grands programmes.

Comment peut-on les aider à amortir ce coût, avant qu’elles puissent répondre aux commandes ?

P.E. Lors de la réunion du 20 mars, organisée par le ministre de l’économie et le ministre des Armées, on a observé une prise de conscience des financiers sur ces sujets-là. Et la région Normandie est en train de mettre en place un fonds défense qui va s’appeler Normandie Défense et qui va être déployé pour accompagner les PME, ETI et start-up afin de leur donner le financement nécessaire pour mettre en place tous ces équipements et se préparer à recevoir après les commandes.

Quels sont les risques si une entreprise utilise un équipement qui ne soit pas conforme ou importé d’un pays non autorisé ?

J.-M. S. Le risque évidemment, il est légal, il engage complètement la responsabilité du dirigeant. Mais il est aussi commercial, avec une rupture du contrat. Puis, il est aussi sur le plan de la sécurité, car les normes sont quand même pour le moins assez draconiennes, en particulier dans ces domaines-là.  Et c’est la raison pour laquelle on doit être extrêmement exigeant dans le domaine de la défense.

Une fois qu’une entreprise a intégré le marché, et qu’elle a enfin réussi à avoir des commandes, quelles conséquences en matière de recrutement et d’organisation ?

P.E. Une fois que l’entreprise a obtenu des commandes ou du moins une visibilité sur des commandes, qu’elle a pu obtenir un financement, il est possible qu’elle ait besoin d’agrandir ses locaux, selon les volumes de pièces, donc trouver des mètres carrés en plus, et avec la loi zéro artificialisation, il y a des zones qui ne sont plus très accessibles. Une fois que de nouvelles machines ont été acquises, il faudra mettre des opérateurs devant. Et c’est là que quelquefois le bât blesse, parce qu’aujourd’hui, compte tenu de la tension sur certains métiers de l’industrie, la compétition reste très forte pour aller chercher les compétences. Au sein de NAE, nous avons a mis en place tout un dispositif afin de travailler avec les lycées, les écoles d’ingénieurs, les universités, et leur présenter nos métiers. Il faut attirer les jeunes le plus tôt possible pour qu’on puisse préparer les ressources dont auront besoin nos entreprises demain.

Est-il déjà arrivé que certaines personnes disent, au moment de l’entretien d’embauche, ne pas vouloir travailler pour la défense ?

P.E. C’est arrivé, en effet, avec des candidats très bien formés, qui cochaient toutes les cases, mais pour qui travailler dans la défense serait d’un point de vue éthique, quelque chose qu’ils n’accepteraient pas. C’est la raison pour laquelle, on leur demande toujours, lors de l’entretien d’embauche, si le candidat est prêt à travailler pour la défense. Il faut quand même savoir que la défense était, jusqu’à présent, un secteur pas très bien vu, notamment auprès des banques, pour lesquelles, elles étaient réticentes au même titre que de devoir financer la pornographie.

Sauf qu’aujourd’hui, il y a une pression très forte du monde politique pour faire changer cet état d’esprit et dire que le secteur de la défense, c’est tout de même important, si on veut protéger nos concitoyens.

Le recrutement, c’est un peu le talon d’Achille de l’industrie. Comment fait-on pour continuer à recruter, y compris pour la défense des jeunes, des talents, des compétences ?

J.-M. S. En rendant ces métiers attractifs. Aujourd’hui, quand on parle d’industrie, c’est un sujet, un marqueur assez fort aussi. Au sein d’Evolis, on amène les jeunes dans les entreprises afin de leur montre ce qu’est une ligne de production. Dans le domaine du soudage par exemple, les équipements sont de plus en plus modernes, on trouve des écrans tactiles. Et puis il y a aussi le levier de la formation évidemment. Il manque plusieurs milliers de soudeurs en France, c’est un des gros sujets dans le domaine de la défense. Il est extrêmement important et utile de rappeler à quel point les opérations d’assemblage, pour les blindés par exemple, sont des opérations extrêmement délicates. L’apprentissage du métier prend du temps. Mais il faut aussi pérenniser ce métier. Et je crois que l’industrie n’a pas d’autres choix que de rendre les postes plus attractifs, faute de quoi nous n’attirerons pas les talents, y compris dans le domaine de la défense. Aujourd’hui, nous sommes à un tournant et c’est important de rendre ces postes-là beaucoup plus attractifs.

Intervenants

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Philippe Eudeline

Président

Normandie AéroEspace (NAE)

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Jean-Marc Scolari

Président de la section soudage-brasage-coupage

Evolis

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Jérôme Meyrand

Rédacteur en Chef

Machines Production

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Sara Ahmadvand

Reporter/Chroniqueuse

Machines Production